Les Gouliards


(retour au Chapitre I)



II

D'où venait la famille de Golia, et que doit-on penser de ce personnage? Les incarnations ne lui ont pas fait défaut, et l'on a voulu voir en lui l'Anglais Map, ami du roi d'Angleterre Henri II, qui ne vécut pas toujours dans les meilleurs termes avec la papauté; mais ce personnage vivait au douzième siècle, et la famille de Goulia existait certainement au onzième, car si le concile du dixième siècle, qui condamna les Gouliards, est considéré par M. Straccali comme apocryphe, il n'en est pas de même des innombrables têtes de perroquets qui ornent les chapiteaux des églises romanes du onzième siècle. Or on sait qu'en vieux français le perroquet se disait pape guay et pape gault, autrement dit pape Gouliard. Les Gouliards possédaient, en effet, une hiérarchie qui parodiait celle de l'Eglise romaine, et dont l'énumération complète nous est fournie par le fameux chapitre de Rabelais sur l’Ile sonnante. Ils avaient donné au perroquet le nom de leur plus haut dignitaire, et ils sont aussi anciens que le nom du pape gault (la véritable étymologie de ce nom est arabe; il s'est introduit en France dans le neuvième siècle, avec les invasions musulmanes).


La philologie allemande ne pouvait manquer de faire intervenir le géant Goliath à titre d'ancêtre de l'ordre des Gouliards; telle est l'opinion de Giesebrecht, acceptée par M. Straccali, qui suppose que ce personnage aurait pu être adopté pour patron à la suite de quelques-uns de ces mystères que les Gouliards jouaient dans les églises. Je crois inutile de m'arrêter à l'examen de cette opinion. Grimm fait intervenir le provençal, dans lequel galiar, gualiar veut dire tromper, et qui a donné le mot gualiarder, d'où Gouliard; mais il serait plus simple de recourir tout droit au parisien gouailleur, synonyme bien connu de blagueur, et à l'argot goualeur, qui veut dire chanteur, si ce n'était mettre la charrue avant les boeufs. En effet, les Gouliards étaient des gouailleurs et des goualeurs; mais c'est leur nom même qui est étymologie de ces deux expressions populaires, et non leur dérivé.


Une autre expression non moins populaire, porté sur sa gueule, rend parfaitement le caractère des Gouliards. Ce défaut a toujours été celui des clercs et des moines de tous les temps et de tous les pays; aussi, dès le neuvième siècle, le concile d'Aquisgraux, tenu sous le règne de. Louis le Pieux, ordonnait-il aux hauts dignitaires de l'Eglise de ne pas admettre dans leur société et surtout aux offices ces clercs qui, abandonnant leurs cloîtres, deviennent « vagi et lascivi, gulae et ebrietati et caeteris suis voluptatibus dediti, quidquid sibi libitum est licitum faciant. »


Il existait donc, dès le neuvième siècle, c'est-à-dire immédiatement après la réorganisation des écoles par Charlemagne, des bandes de clercs errants, qui furent plus tard connus sous le nom de Gouliards; mais tous ces vagabonds ne faisaient pas nécessairement partie de la famille ou de l'ordre de Goulia, et tous ceux qui en faisaient partie n'étaient pas nécessairement des vagabonds, tant s'en fallait même de beaucoup. Nous allons voir, en étudiant les dogmes des Gouliards, qu'ils provenaient des anciennes fratries païennes, et qu'ils étaient pour ainsi dire le confluent d'un double courant, l'un clerc et l'autre ouvrier ou artisan, pour me servir de l'ancienne expression française, qui est beaucoup plus juste que la moderne.


Charlemagne, en concentrant dans les cloîtres tout cequi restait de traditions scientifiques, littéraires et artistiques, se trouvait en avoir fait en même temps des foyers de paganisme, car à partir de son règne et jusqu’à la fondation des grandes universités, ce fut exclusivement dans les couvents que s'enseignèrent l'architecture et tous les arts qui s'y rapportent, c’est-à-dire la sculpture et la peinture.


Or le christianisme n'avait nullement fait tomber en désuétude la langue mystique dont se servaient tous les artistes de l'antiquité; les catacombes sont pleines de rébus chrétiens, et même de si naïfs, que ce sont eux qui les premiers ont attiré l'attention du savant Rossi sur l'hiéroglyphisme de l'art antique : tel est, par exemple, le nom de saint Pierre écrit par un homme fendant une pierre. La pierre n'a pas besoin d'explication, mais il est à remarquer que sanctus en latin, aghios en grec, kadesh en hébreu, sont des mots qui impliquent tous l'idée de fendre ou de séparer, de sorte qu'une pierre fendue écrit le nom de saint Pierre dans ces trois langues. Les artistes chrétiens, saint Jean en tête, avaient donc conservé l'écriture mystique du paganisme, et l'on retrouve dans l'Apocalypse une foule de personnages de la gnose. Ce cortège, qu'on pourrait appeler classique, n'est pas passé cependant dans l'art chrétien, et l'on n'y découvre aucune trace de la formule de la vie éternelle qui sert de thème invariable a l'art grec. Aussi loin qu'on peut le saisir, l'art moderne se montre dépourvu de tout mysticisme religieux et uniquement préoccupé de faire triompher le riche sur le pauvre. Ce but, déjà très nettement indiqué dans l'Apocalypse, a été poursuivi par les Gouliards avec une infatigable persévérance jusqu'à ce qu'il ait été pleinement atteint par la révolution française, et il a été poursuivi avec la même ardeur par les deux grands courants qui s'étaient juxtaposés dans les cloîtres lorsque Charlemagne en fit le refuge de tout savoir et de toute liberté de pensée. De là les deux grandes subdivisions de l'ordre des Gouliards, les maçons et les escribouilles (Note : Ce mot se retrouve chez les écrivains du dernier siècle, sous la forme skribouler, probablement réimportée d'Allemagne, avec le sens de pamphlétaire). Les maçons étaient les architectes; quant aux escribouilles, ils ont dû dans l'origine se limiter aux copistes ou écrivains de bulles, qui étaient, comme l'on sait, enjolivées de miniatures; mais plus tard les escribouilles paraissent avoir englobé tous les arts du dessin dans toutes leurs variétés, telles que peintres, graveurs et encadreurs. c'est à cette profession que semble avoir été emprunté le titrede pourple ou pourpre, qui était le plus haut degré de la hiérarchie des escribouilles, et dont le privilège consistait à se servir d'encre pourpre et à encadrer ses compositions dans des bordures de cette couleur. Le même privilège existait chez les calligraphes byzantins; mais les persécutions iconoclastes semblent avoir anéanti chez eux les traditions de l'hiéroglyphie grecque, dont il m'a été impossible de retrouver les traces dans le byzantin moderne, bien qu'elle subsiste tout entière dans la composition des anciens ornements religieux.


J'ignore si l'hiéroglyphie latine (Note : un curieux exemple d'hiéroglyphie latine se voit au Louvre dans la galerie des sépultures chrétiennes; c'est un enfant avec un oiseau et un raisin dans les mains, ce qui donne en latin : PUER IUVA MANIBUS AVE. (Enfant, sois heureux chez les mânes. Salut.), dont on retrouve d'assez nombreux exemples dans les premières sépultures chrétiennes, a duré longtemps; mais ce qui est certain, c'est que, si la famille de Golia nous a laissé des poésies latines, elle ne s'est jamais servie que du français dans la composition de ses hiéroglyphes, et que j'ignore complètement à quelle date cette langue a été introduite dans le domaine de l'art, car tout ce que j'ai pu déchiffrer de numismatique gauloise et de monuments gallo-romains est manifestement rédigé en grec. Cependant, le musée d'Epinal contient un certain nombre d'antiquités gauloises qui prouvent que l'emploi d'hiéroglyphes dans cette langue est très antérieur au moyen âge, et de ce nombre sont les groupes de la divinité connue sous le nom de Rosmert, qui se composent d'une sirène mordant un cheval. Ross était un des noms gaulois du cheval, et désignait spécialement un cheval rouge, ce mot est resté dans notre langue en changeant de signification. Rosmert signifie « qui mort le cheval » (rosse mord). Un autre monument du même musée porte une légende étrusque traduite en hiéroglyphes gaulois, dont je ne signalerai que le nom de la déesse gréco-étrusque Sybarin ou Sybaris, qui signifie la mollesse, et qui est rendu par un dauphin, en gaulois cé, et un corbeau, en gaulois brun, ce qui fait cébrun pour sybarin.


On peut encore citer l'autel des nautes parisiens, qui porte sur une face un taureau avec trois grues, traduction évidente de TAVROS TRIGARANVS; sur l'autre un personnage avec une hache, hiéroglyphe d'ESVS; sur la troisième un personnage avec une perche, LOVIS, en français moderne une latte; et sur la quatrième un dieu avec des tenailles, VOLCANVS. Les tenailles se disaient volk, qui se prononçait fork, en latin furca, d'où nous avons fait forge et forgeron. Les tenailles figurent sur nombre de médailles des anciens Belges pour écrire leur nom national. Volcan en gallo-belge signifiait le tenailleur ou le forgeron, et il est probable que ce dieu latin est d'origine gauloise.


II est permis de conclure de ces exemples que, bien que refoulée par la langue grecque sous la domination romaine, la langue gauloise, en tant que langue artistique, ne se perdit pas complètement, et reparut tout naturellement lorsque le grec cessa d'être compris des artistes gallo-romains, par suite de la négligence des études classiques.


Le plus ancien exemple que je connaisse de l'emploi du véritable français comme langue hiéroglyphique, et en même temps le premier spécimen de la caricature moderne, est un chapiteau carlovingien de la cathédrale de Saint-Dié dans les Vosges, qui représente Charles le Chauve pleurant de peur d'attraper la peste. Cette charge fort spirituellement composée, qui, au premier abord, ressemble a une tête barbue, chevelue et larmoyante, se compose, quand on l'examine avec plus d'attention, d'un évêque entre deux lis. La barbe, les moustaches et le nez du personnage sont formés par l'aube, le manteau et la tête de l'évêque; les lis se rabattent sur la mitre de façon à former des yeux sourcilleux, et les mains de l'évêque en sortent comme des larmes. Les Italiens de nos jours cultivent encore avec ardeur ce genre de grotesque.


Mais bien que ce soit cette partie de la France qui, à ma connaissance, fournisse les spécimens les plus nombreux et les plus intéressants de l'ancien art gaulois et de l'art carlovingien ou roman, qui, selon toute probabilité, n'en est que la continuation, ce n'est pas en Lorraine qu'il faut chercher le berceau de le famille de Goulia, ou, en d'autres termes, de la franc-maçonnerie du moyen âge, car nous allons voir que les Gouliards et les francs-maçons n'étaient qu'une seule et même société, dont le dogme fondamental était le culte de saint Gall, saint Gaul ou saint Gély, ce qui, dans les dialectes du Limousin, veut dire saint Coq.


En effet, Rabelais, qui a entremêlé dans son Pantagruel les dogmes des Gouliards, dont il était l'un des grands dignitaires, et les gauloiseries de la cour de François 1er, dit dans la préface de son quatrième livre que, « selon le proverbe des Limousins, à faire la gueule d'un four sont trois pierres nécessaires », les deux piles et la clef ou le coignet. Ces trois pierres sont la trinité franc-maçonnique ou le dolmen, et ce dogme était commun aux architectes grecs et gaulois, car sur la plupart des tombeaux d'ordonnance hellénique on peut observer, à l'arrière-plan de presque tous les bas-reliefs, une porte composée des trois susdites pierres, que nos archéologues nomment un portique ; mais chez les Grecs elle portait le nom de pylé, et chez les francs-maçons celui de pile, mot essentiellement français, qui désigne chez nous toute espèce (l'entassement : une pile de boulets, d'écus, etc.


Cette porte ou pile, le dieu Janus des Romains, l'édifice réduit à sa plus simple expression, était orientée de manière à faire face à l'Orient ou à l'Occident, suivant que ses constructeurs adoraient le soleil levant ou le soleil couchant; mais ses deux piles ou piliers répondaient toujours au nord et au midi. Celle du nord représentait le principe humide et féminin ou la chienne, Kynéa; et celle du midi, le principe sec et masculin où le renard, Keletes. Or, ce Keletes était précisément le dieu philistin Goliath, qui était, comme on sait, d'origine grecque ou crétoise; son nom en grec veut dire trompeur, et nous allons voir qu'il était particulièrement en honneur chez les francs-maçons, tandis que l’Eglise romaine adore principalement la Vierge Marie, qui occupe toujours la porte nord des églises dites gothiques et particulièrement celle de Notre-Dame de Paris.


Faut-il en conclure que Giesebrecht aurait eu raison en faisant venir le nom des Gouliards de celui de Goliath? Non certainement, les Gouliards repoussaient toute tradition hébraïque, et particulièrement le Décalogue. Leurs dogmes étaient le nec plus ultra du rationalisme populaire pratique. De la pile du Chien ou du principe humide des Grecs, ils avaient fait prosaïquement le boire, et de la pile du Renard ou du principe solide, ils avaient fait le manger, qui leur semblait encore plus indispensable que le boire. Tel est le sens exact des deux colonnes J et B de la franc-maçonnerie actuelle.


Le premier article de leur Credo se résumait dans ce vers :

              Pourple boire manger colonnes veult.


Le second était:

              Proche qui t'aide l'ait pareille.


Et le troisième :

              Secret qu'ont pas, point oeuvre décèle.


Ne décèle pas le secret de l'oeuvre à ceux qui ne l'ont pas : tel était le fond de toutes les franc-maçonneries grecques et notamment de la doctrine exposée par Platon dans son fameux Banquet, ou, pour parler plus exactement, tel est le fond de toutes les franc-maçonneries présentes, passées et futures.

Chapitre III                       /                    Retour à l'index du site